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De nombreuses pratiques nous ont frappés par leur simplicité et leur bon sens : que ce soit réparer au maximum et détourner les objets pour augmenter leur durée ou manger végétarien, les Indiens peuvent inspirer les Européens sur certaines pratiques écologiques. Toutefois, force est de constater qu’il y a aussi des réalités qui peuvent paraître incohérentes avec ces pratiques vertueuses : c’est tristement criant quand on voit les vaches, animaux sacrés, errer dans les rues en mâchonnant un des nombreux sacs plastiques jonchant le sol. Ce que nous avons remarqué c’est que les actions “écologiques” sont bien plus souvent motivées par des considérations spirituelles ou économiques que des préoccupations environnementales.
Selon la définition de Navi Radjou, l’esprit Jugaad se réfère à la capacité ingénieuse d'improviser une solution efficace dans des conditions adverses, en utilisant peu de moyens. Des exemples concrets de cette approche peuvent être observés en Inde, tels qu'un réfrigérateur en argile sans électricité ou une couveuse basique, ainsi que dans des réalisations comme le satellite martien à 74 millions de dollars, en contraste avec les 650 millions de dollars investis par la NASA. Le terme lui-même est hindi, popularisé par Navi Radjou et Simone Ahuja dans leur livre de 2012, et il fait référence à toutes les formes de piratage ou de bricolage ingénieux. Lorsque l'on voyage en Inde, il est indéniable que le Jugaad est très présent. C'est certainement la méthode dominante pour accomplir les tâches du quotidien, que ce soit pour réparer une voiture, installer un système électrique ou mettre en place un système d'irrigation. Les normes de sécurité et de fiabilité occidentales sont largement obsolètes ici, et on adopte plutôt une approche du type "c'est suffisant", "ça fonctionne la plupart du temps", sans trop se soucier des éventuels problèmes qui pourraient survenir. On répare si nécessaire. Cette philosophie du bricolage et de la simplicité est devenue une technique de gestion dans les domaines de la recherche et du développement. Nous fûmes parfois fascinés par l'ingéniosité qui se dégage de cette approche, mais parfois aussi perplexes devant les risques encourus.
Nous avons aussi pu constater une réalité vraie en Inde comme dans beaucoup de pays en développement : la durée de vie des objets y est bien plus longue. Nous avons vu quantité de petites boutiques offrant de réparer des objets électroniques du quotidien, une densité et une pratique qui vont bien plus loin que les récents regains d’intérêt pour les repair-cafés que l’on voit en Europe. De la même manière, les véhicules, bus, voiture et vélo sont utilisés et réparés sur de très longues périodes.
Un dernier exemple à la limite du Jugaad et de la sobriété est la petite tasse dans laquelle on boit son thé dans la rue : dans le Nord de l’Inde, notamment au Rajasthan, en Uttar Pradesh ou en Himachal Pradesh, on nous sert un chai fumant (thé mélangé avec du lait et sucré) dans une tasse en argile que l’on jette dans la rue ensuite, où elle va se décomposer dans l’air humide, aidée par quelques pluies. Ce matériau est aussi intéressant pour ses vertus antiseptiques, nous dit-on.
Le paradoxe : La quantité de déchets plastiques est colossale
Nous devons néanmoins nuancer ce point positif en évoquant un problème bien connu de l’Inde, la quantité de déchets plastiques. Suivant l’explosion de l'accès à la consommation, il y a maintenant partout, en ville, sur les routes, dans les champs, dans les rivières, vraiment partout des déchets plastiques petits et grands. Il s’agit principalement de plastiques d’emballages à usage unique. Nous avons cherché à comprendre, interrogeant de nombreuses personnes et voici ce que nous en avons retenu : quasiment aucune poubelle ou service de collecte. Il y aurait aussi les habitudes culturelles du temps récent où dans le campagnes, les Indiens mangeaient dans des feuilles de bananier biodégradables et où les offrandes déposées dans les fleuves étaient uniquement composées de fleurs et de végétaux. Aujourd’hui ce n’est plus le cas et les quelques initiatives de nettoyage, de sensibilisation ou de recyclage de déchets plastiques nous ont semblé dérisoires face à l’ampleur du problème, ce que nombreux entrepreneurs sociaux ont confirmé en nous expliquant à regret que la plupart des actions proposaient “d’écoper la mer à la petite cuiller” plutôt que de résoudre le problème à la source.
A Varanasi, grande ville sacrée d’Inde, comme ailleurs, les offrandes pour honorer “Mother Ganga”, la déesse du Gange, se font dans des coupelles recouvertes de film plastique et avec des fleurs transportées d’un bout à l’autre du pays et aspergées de produits chimiques pour ne pas faner. Malgré les innombrables campagnes gouvernementales pour “nettoyer” le Gange, le fleuve sacré est aujourd’hui un des cours d’eau les plus pollués au monde. Il est le second fleuve le plus pollué par le plastique au monde : chaque année, 120.000 tonnes de déchets plastiques se retrouvent charriées par ces eaux jusqu’à la mer.
A ceux-ci s’ajoutent les métaux lourds et polluants rejetés par les usines ainsi que les eaux usées non traitées porteuses désormais de “super bactéries” résistantes à la majorité des antibiotiques. 12 millions de litres d’eaux usées sont déversés par les habitants le long des 2500km du Gange, dont 1/3 seulement est traité. On ne peut s’empêcher de songer à cette pollution en voyant les centaines de pèlerins et d’habitants faire leurs ablutions quotidiennes et lessives sur les ghats (quais) de Varanasi…
Sans compter que dans cette ville sacrée du sous-continent, on estime à 40 000 le nombre de corps incinérés sur les ghats de crémation à ciel ouvert. Rien n’y fait : pour les Indiens, le fleuve est symbole de pureté et de vie et la croyance est qu’il se nettoie seul. Cette vénération prend la forme du “Ganga aarti”, la prière chantée au Gange, faite matin et soir, tous les jours de l’année, sur les bords du fleuve.
Le résultat est une pollution plastique extrêmement forte en Inde. Si la pollution plastique par habitant est moindre dans le pays le plus peuplé du monde (11kg/an/personne contre 65kg en Europe et 109kg aux Etats-Unis), dans certains endroits, la concentration de micro-plastiques par habitant est bien plus importante que dans les pays du Nord. C’est notamment le cas dans les eaux du Gange, dont 400 millions de personnes dépendent pour leur vie quotidienne et leurs activités.
D’après le rapport 2019-2020 du “Central Pollution Control Board” (CPCB) du gouvernement, 3,5 millions de tonnes de déchets plastiques seraient générées annuellement en Inde. Mais l’OCDE en dénombre 18 millions sur le 353 millions produites en 2019 à l’échelle mondiale. Evaluer la totalité des déchets indiens est d’autant plus difficile que près de la moitié (graphique ci-dessous) ne sont pas gérés ou collectés. Le gouvernement indien affirme pour sa part, selon les sources, qu’entre 50% et 60% des déchets plastiques sont recyclés, un chiffre que de nombreux medias et experts évaluent largement surestimé. Ce taux peut probablement être expliqué par le recyclage qui est effectivement assuré à grande échelle par des travailleurs informels.