Voyager en Inde permet de faire aussi l’expérience des différentes époques dans lesquelles vit le pays quand il s’agit d’infrastructures et de numérique. Si l’omniprésence des smartphones est impressionnante et qu’on entend parler élogieusement des innovations indiennes dans les paiements, nous aurons constaté au quotidien la difficulté à nous mouvoir parmi les systèmes ferroviaires, informatiques et de télécommunications.
En Europe, l’Inde est souvent perçue comme le back office du monde peuplé de milliers de jeunes développeurs, travaillant à bas coût dans des technopôles comme Bengalore. Et pour cause, le développement des technologies de l’information a été impressionnant ces dernières années en Inde.
Début 2023, le nombre total d'abonnés à Internet atteignait 840 millions dont 45 % dans des zones rurales. La consommation mensuelle moyenne de données mobiles par abonné a été multiplié par 226 entre 2014 et 2022 et l’Inde est l'un des plus grands consommateurs de données quotidiennes, avec ~5 heures passées par jour, en moyenne, sur les smartphones.
En 10 ans, le pays cumule 500 millions de nouveaux utilisateurs de smartphone. Ceux-ci fleurissent partout où l’on va, dans les bus et les trains où il est fréquent que certains passagers fassent profiter tout le wagon de leurs vidéos qu’ils regardent sans écouteurs (bien sûr). Cela en dit long aussi sur l’étendu du réseau 3G et 4G et bientôt 5G. Le gigabite de données coûte très peu cher en Inde, bien moins cher que dans les pays d’Afrique de l’Est que nous avons visité et les petites boutiques Airtel et Jio fleurissent sur toutes les rues centrales des villages.
L’Inde s’ouvre aux investissements étrangers quand il s’agit du numérique, à la différence de son voisin chinois. Ainsi en 2020, Meta, Google, Vista Equity Partners et KKR ont investi dans l’opérateur télécom Jio qui souhaite développer une importante plateforme e-commerce pour le sous-continent. Les actionnaires américains détiennent ensemble un tiers du capital de l’entreprise indienne. La maison mère, Reliance Industries, détenue par le milliardaire Mukesh Ambani a récemment investi 25 milliards d’euros pour développer le réseau 5G dont les fréquences ont commencé à être mises aux enchères par le gouvernement mi-2022.
En cette année de présidence du G20, l’Inde claironne avec sa plate-forme de transactions en temps réel, UPI de son petit nom (”Unified Payments Interface”), faisant l’admiration de bien des dirigeants européens. Déjà 50 millions de commerçants indiens et 260 millions d’utilisateurs en tout l’utilisent quotidiennement. Ce système permet de transférer en tant réel et par mobile de l’argent d’un compte bancaire à un autre. La démarche de construction de ce système est intéressante : cette “infrastructure publique numérique” est construit comme un socle de système de paiement instantané, en open source, sur lequel 300 banques sont intégrés et les applications mobiles indiennes et étrangères peuvent se greffer. UPI représente une transformation importante pour l’Inde et une opportunité pour tracer des transactions en liquide qui alimente le secteur informel, et de contourner (théoriquement) la corruption de certains intermédiaires. En 2021, l’équivalent de 31% du PIB indien a été échangé entre les utilisateurs (930 milliards de dollars). UPI suscite l’intérêt des pays étrangers et l’Inde compte bien exporter son système de paiement dans d’autres pays et proposer ainsi une solution alternative au système Swift, le principal réseau de communication pour réaliser des paiements internationaux.
Depuis fin 2022, grâce à un partenariat entre le leader européen des paiements, Worldline, et la “National Payments Corporation of India”, les touristes indiens peuvent payer en Europe en utilisant UPI. De même des accords avec des banques émiraties permettent désormais aux immigrés indiens de réaliser des transferts vers l’Inde grâce à UPI. C’est un bon en avant pour le pays qui reçoit l’un des plus importants montants de transfert d’argent de sa diaspora. En 2020, le montant des transferts de fonds vers l’Inde de la part de travailleurs émigrés atteignait 83 milliards de dollars.
Certaines des organisations que nous rencontrons intègrent des usages numériques reconnaissant aussi l’importance de la connectivité et c’est notamment vrai dans des zones très reculées. Ainsi, l’école SECMOL au Ladakh a développé son propre réseau wifi, le “Lifi”, contraction de “life” et de “wifi” pour montrer la sorte de cordon de “vie” que représente Internet aujourd’hui. Une antenne a été installée au sommet d’une des montagnes environnantes (haute de 4500-5000m comme toutes celles aux environs) pour capter le réseau et le redistribuer plus bas sur le campus.
Barefoot College International, une ONG proposant des programmes de formation pour les populations pauvres et notamment les femmes, quant à eux, incorporent dans leurs programmes d’émancipation économique pour les femmes la formation aux outils digitaux leur permettant de monter une entreprise plus facilement. Ils mettent même l’accent désormais sur des programmes à destination des jeunes : le digital est très présent dans l’apprentissage des écoles du soir.
A BCI, on nous vante aussi le “made in India” et le directeur technique rêve du jour où l’Inde produira ses propres batteries, essentielles pour les installations solaires que l’organisation aide les “Solar Mamas” à construire. Il nous annonce avec des étoiles dans les yeux que des mines de lithium ont été découvertes au Nord du pays, rapprochant le rêve d’un développement d’une industrie indienne des batteries.
Le paradoxe : les infrastructures physiques et digitales, une politique à plusieurs vitesses selon les sujets et le public
Les systèmes de paiements extrêmement modernes, mobiles et dématérialisés (UPI), les startups indiennes et les patrons de la tech américaine issues de la diaspora font la fierté du pays. Si l’adoption de UPI est un succès, celle-ci a été dopée par la crise du COVID-19 qui dissuadait les échanges de liquide et par un évènement radical en 2016.
Début novembre, le Premier ministre annonce que, littéralement, du jour au lendemain, les billets de 500 et 1000 roupies qui représentent alors 86% de la masse monétaire en circulation, ne seront plus valables. Les Indiens auront 50 jours pour les échanger à la banque et devront attester de la provenance des sommes. Une manière radicale de lutter contre l’évasion fiscale, de récupérer des sommes non perçues par les impôts et d’éradiquer l’argent noir et les faux billets.